Gare au gorille! Analyse du cas Harambe

Introduction

Dans ce billet, je n’essaierai même pas d’inventer une quelconque pseudo-fiction ou parodie, je vais juste aller droit au but et discuter directement de ce qui me préoccupe.

Tout le monde a sans doute déjà vu l’histoire de l’enfant du zoo de Cincinnati tombé dans la fosse à gorilles. Pour ceux qui ne l’ont pas encore vue, je vais juste revenir sur les faits.

Il y a quelques semaines, un enfant, en visite au zoo avec sa mère, est tombé dans l’enclos des gorilles, après avoir probablement franchi les barrières touristiques sans que sa mère ne s’en soit aperçue. Des images vidéo amateur et de sécurité montrent que peu après sa chute, un des gorilles de la fosse, nommé Harambe, s’est approché de lui, l’a poussé sur ses pieds et a ensuite procédé à malmener l’enfant. Cela a mené les autorités du zoo à prendre la décision de tirer sur le gorille avec de vraies balles, et non avec une fléchette tranquillisante. Ce choix a été fait parce qu’une fléchette tranquillisante aurait pris trop de temps pour faire effet et que le gorille aurait pu grièvement blesser, voire tuer, le garçon dans les minutes à suivre. Le gorille a donc été tué pour sauver l’enfant.

Depuis lors, on a vu sur les réseaux sociaux une véritable explosion d’indignation et d’opinions trop simplistes et insuffisamment critiques sur cette question. Malheureusement, comme c’est si souvent le cas sur les réseaux sociaux ces jours-ci avec des questions émotionnelles comme celle-ci, il n’y a pas eu beaucoup de place pour le débat, l’ensemble de la question étant dominé par quelques tendances distinctes, que je vais aborder ici :

  • une correction politique démesurée et une simplification excessive du débat ainsi qu’un manque d’esprit critique (à l’échelle mondiale) ;
  • l’approche américaine typique consistant à « déifier » les enfants et les absoudre de toute culpabilité ou responsabilité ;
  • la gestion de la sécurité et de la sûreté civiles aux États-Unis.

Je vais en fait aborder ces trois points dans l’ordre inverse, car le premier est celui sur lequel je veux insister et il faudra plus d’espace pour en discuter.

Dans quelle mesure la sécurité est-elle assurée ? Le compromis sécurité/praticité/risque réel

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Traduction: sur l’enseigne « parents humains »
Le gorille dit: « Attention, faut VRAIMENT pas tomber là-dedans »

Commençons donc par la culture de la sûreté et de la sécurité aux États-Unis. Dans un pays où l’accent est mis sur l’entreprise privée et où le gouvernement est peu impliqué dans l’économie, certaines tendances comportementales sont néanmoins perceptibles. L’une d’entre elles a été la mise en place d’un système de baby-sitting et de dorlotement de l’ensemble des citoyens.

Par exemple, les routes contiennent non seulement des panneaux de limitation de vitesse, mais aussi des panneaux indiquant une vitesse « conseillée ». Des avertissements de sécurité ridiculement spécifiques sont présents sur pratiquement tous les biens ou services sur le marché afin de garantir que les gens les utilisent correctement. De magnifiques sites naturels et attractions touristiques sont horriblement défigurés par des passerelles, des barrières, etc., ce qui fait que chacun de ces endroits ressemble davantage à un bunker militaire qu’à la beauté naturelle qu’il est réellement.

Dans la plupart de ces cas, la raison en est très simple : un précédent juridique et un système juridique incroyablement ridicule. Pour faire court (ce n’est pas le sujet de ce billet… nous y reviendrons une autre fois), il est si absurdement facile pour une personne de poursuivre quelqu’un d’autre en justice pour n’importe quel motif, y compris pour ses propres erreurs, que le marché entier est noyé dans des avertissements détaillant et interdisant toute utilisation abusive possible de biens et de services et refusant toute responsabilité légale pour de tels cas.

Je soulève ce point pour une raison : cela vaut bien sûr aussi pour les enclos des zoos. Dans ce cas, le zoo a probablement fait des compromis sur le budget, l’esthétique, l’expérience des utilisateurs et le risque global calculé que représentent encore les précautions prises. Cela ne signifie pas que les précautions prises par le zoo étaient mauvaises, après tout, c’est la première affaire d’une telle importance à être portée à la connaissance des médias. C’était un événement improbable, et une prévention supplémentaire aurait sans doute ruiné l’expérience des visiteurs et entraîné une rentabilité bien moindre pour le zoo, sans réduire les risques de manière significative (ou même perceptible).

Certains mettront sans doute ces événements sur le compte des précautions prises par le zoo (bien que je n’aie pas encore vu un seul mot à ce sujet à ce jour). Passons au point suivant.

Les enfants dieux

Un autre élément en jeu ici est le point de vue américain typique sur les enfants. Ayant moi-même grandi aux États-Unis, je peux confirmer ce point sur de nombreux aspects différents. Partout, même dans de nombreux restaurants plutôt chics destinés aux adultes, on trouve des menus spéciaux pour enfants ou des buffets alternatifs ou même des aires de jeux. Le travail des enfants est un tabou absolu, et la seule façon de ne pas le considérer comme suspect est que l’enfant concerné mette sur pied son propre stand de limonade ou son propre mini-négoce de lavage de voitures ou tonte de gazons dans l’esprit d’entreprise typique omniprésent dans tout le pays. Même une chose aussi simple que le fait d’élever la voix (sans même parler de lever la main) pour réprimander à juste titre un enfant est considérée comme une faute parentale grave et peut même être signalée à la police.

Le pays et la population font tout leur possible pour que les enfants aillent là où ils doivent aller, c’est-à-dire à l’école/la garderie, à certaines activités extrascolaires, et un peu plus. La perception générale semble être que les enfants sont des dieux, vivant dans leur propre paradis spécial, jusqu’au moment où ils atteignent 18 ans, et que jusqu’à ce moment, la communauté adulte tout entière est à leur service, là pour répondre à tous les caprices, souhaits et besoins des enfants.

Cela signifie essentiellement que les enfants ne peuvent être tenus responsables de quoi que ce soit et, pire encore, que les parents sont encouragés à élever leurs enfants de manière à ce qu’ils ne soient responsables de rien. Faut-il s’étonner que deux tiers des parents pensent que leurs enfants sont gâtés ? Une fois de plus, ayant moi-même grandi là-bas, je peux confirmer que ce n’est pas seulement une impression, c’est une tendance bien définie. La plupart des enfants ne sont pas seulement gâtés, ils arborent ça comme une marque de statut social.

Deux raisons incitent à cette réflexion : D’une part, dans ce genre de contexte, il ne faut pas s’étonner qu’un enfant veuille entrer dans l’enclos des gorilles et refuse d’accepter un non parental, ou qu’il prenne lui-même l’initiative quels que soient les risques (risques qui seraient bien sûr mal compris – après tout, la plupart du temps, le gorille est juste assis là à s’occuper de ses affaires). Et deuxièmement, qu’en raison de tout ce contexte, personne aux États-Unis n’envisagerait même de faire porter à l’enfant le moindre blâme pour avoir ignoré les règles ou les instructions de sa mère, de peur de paraître insensible, cruel ou excessivement dur. Et ceci m’amène à mon prochain point, et le plus important.

Les conséquences pernicieuses de la correction politique

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L’approche « deux poids, deux mesures » de la correction politique
Traduction: « Les Républicains sont des fanatiques religieux armés, homophobes, sexistes et racistes »
« Mais toi, tu soutiens les Musulmans, qui sont des fanatiques religieux armés, homophobes, sexistes et racistes »
« C’est leur culture, t’as pas le droit de porter de jugements »

Les États-Unis sont sans aucun doute le pays que je connais qui a le plus grand problème de correction politique. Vous connaissez sans doute tous ce concept : une tentative de redéfinir artificiellement le langage et le comportement de manière à ce que certains groupes cibles spécifiques soient protégés de toute forme d’offense ou de malaise. Bien qu’elle soit effectivement bien intentionnée, cette idée a été exagérée à bien des égards ces dernières années, et s’est même retournée contre nous. Par exemple, la mise en place récente dans de nombreuses universités américaines de ce que l’on appelle des « zones de sécurité », des lieux où toute personne appartenant à une communauté minoritaire peut se réfugier pour éviter d’être exposée à une quelconque forme de discrimination ou d’insultes. Ça a même dans certains cas mené à des confrontations avec les autorités universitaires ou municipales parce qu’une déclaration inoffensive a été interprétée comme offensante, ou parce qu’un journaliste est entré dans la zone de sécurité lors d’une manifestation étudiante, etc.

Le fait est que la correction politique tel qu’elle se présente aujourd’hui peut probablement être définie avec plus de précision, selon les termes du comédien Anthony Kavanagh, comme « une hypocrisie collective nous empêchant d’appeler quelque chose par son vrai nom ». Et c’est vrai. Nous avons l’habitude de nier constamment la vraie nature de ce à quoi nous avons affaire, simplement parce que nous ressentons une pression constante pour l’intégrer dans « notre monde ». Au mieux, cela nous empêche complètement de voir de nombreux problèmes indéniables qui doivent parfois être réglés simplement parce que nous les abordons de manière moins visible. Au pire, cela se retourne massivement contre nous en finissant par imposer un programme assimilationniste aux minorités, encourageant ainsi de nouvelles discriminations lorsque les membres desdites minorités choisissent de maintenir leur diversité (discrimination qui reste impunie, précisément parce que ceux qui seraient susceptibles de le faire ne la voient plus).

Ne vous méprenez pas. Je suis parfaitement d’accord avec l’intention initiale de la correction politique, tout comme je suis parfaitement d’accord avec l’intention initiale d’autres mesures comme la discrimination positive. Mais je pense qu’on peut dire sans risque de se tromper que, comme la discrimination positive il y a vingt ans, la correction politique montre que ses effets secondaires peuvent en fait faire plus de mal que de bien.

Prenons un exemple externe. Un exemple qui, parce que nous n’y vivons pas actuellement, est plus facilement visible de l’extérieur. À cause de la Shoah dans l’Allemagne nazie, la correction politique nous a effectivement interdit de dénoncer tout ce que fait l’État d’Israël en matière de violations des droits de l’Homme (non seulement contre les Palestiniens et les Arabes, mais aussi contre les Juifs eux-mêmes), même si c’est flagrant et évident. (Ayant moi-même été deux fois en Israël, je peux me porter garant du système insidieux en place là-bas). On est passés de « ne pas être ouvertement antisémites » à « ne pas dire un mot, même contre la politique séculaire de l’Etat d’Israël, et encore moins contre les personnes qui le dirigent », tout cela à cause d’un excès de correction politique. Cela détourne notre attention des vrais problèmes à régler, au mieux, par pure ignorance, au pire, parce que cela s’est transformé en un préjugé inconscient et inébranlable.

Fin de l’exemple. Le fait est que le même effet, encore moins visible parce que nous nageons dedans toute la journée plutôt que de simplement le voir de temps en temps à la télévision depuis l’extérieur, existe dans nos sociétés occidentales, et il nous fait plus de mal que de bien. Je ne dis pas ici que nous devrions abroger entièrement le troisième amendement (NDT: le 3e amendement à la Constitution des Etats-Unis protège contre la discrimination en tous genres), je dis simplement que le fait de fermer notre esprit à certains débats et questions pourtant critiques nous maintient aveugles et insensibles aux vrais problèmes ou aux vraies solutions.

Les points de vue dominants et politiquement corrects sur l’incident

A ce que je vois en ligne concernant cette question, tout le monde, des particuliers à la presse en passant par les différentes autorités, semble graviter autour de l’un des deux points de vue suivants :

  • C’est la faute de la mère, elle n’a pas mieux surveillé son enfant, et cela a fait tuer le gorille
  • C’est la faute du personnel du zoo, pourquoi ont-ils dû tuer le gorille ?

avec, pour une raison qui m’échappe, une nette préférence pour le premier.

J’aimerais souligner deux points clés ici :

  • tout le monde semble avoir pitié de « ce pauvre, pauvre gorille » qui, après tout, était sur le point de tuer l’enfant (curieusement, la seule personne à ne pas adhérer à cette opinion semble être la mère de l’enfant…)
  • Le tout-puissant Bambin n’est même pas mentionné dans tout ce débat, une attitude qui reflète la déification des enfants (mentionnée ci-dessus)

Les accidents ne se produisent pas par hasard

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Le jeu des reproches
Traduction: à gauche, « En grave danger d’extinction »
à droite, sur le journal, « Reproches concernant la mort d’Harambe »
à droite, en titre, « Bien trop fréquent »

Contrairement à ce que l’on dit souvent, on ne peut pas dire en haussant les épaules que les accidents « sont des choses qui arrivent ». Ils ne surgissent pas de nulle part. Ils sont le résultat d’une certaine chaîne d’événements critiques, tous nécessaires, dans le bon ordre. Selon cette logique, il suffit de retirer un seul événement de cette chaîne pour éviter que l’accident ne se produise (ou du moins, de la manière dont il s’est produit – d’autres accidents pourraient encore se produire).

Mettons les choses au clair : l’accident ici, quoi qu’en dise Internet, n’était PAS l’abattage du gorille, mais l’entrée de l’enfant dans la fosse à gorilles. L’abattage du gorille était une conséquence, nous en reparlerons.

Dans ce cas, les événements qui ont conduit à l’accident sont les suivants :

  1. Pendant la construction de l’exposition au zoo, les modèles de probabilité évaluent la probabilité que cette entrée particulière se produise est suffisamment faible pour justifier des barrières touristiques plus conviviales pour les visiteurs et moins coûteuses et visuellement ruineuses.
  2. La mère fait certes preuve d’un manque de vigilance à l’égard de son enfant. C’est compréhensible dans le sens où elle apprécie probablement aussi la vue. Oui, elle aurait pu surveiller le garçon d’une autre manière, mais il ne faut parfois qu’une seconde pour qu’un drame arrive.
  3. L’enfant, soit par pure curiosité ignorante, soit par attitude gâtée ou défiante vis-à-vis de sa mère, franchit la barrière et finit dans la fosse aux gorilles, où le gorille l’attaque.

Comme on a vu plus haut, il suffit qu’un de ces trois événements ne se soit pas produit pour que l’accident ne se produise pas du tout. Ces trois événements sont dans une certaine mesure justifiés. Le zoo avait des attentes parfaitement raisonnables, ayant insisté sur les règles (soit en informant les parents à l’entrée, soit en plaçant des panneaux partout), selon lesquelles même les barrières relativement limitées suffiraient à empêcher les enfants d’entrer dans les expositions, ce qui a déjà été évalué comme très peu probable au départ. La mère, comme elle l’a elle-même déclaré, peut très bien avoir été occupée avec ses autres enfants, à fouiller dans son sac à main, à regarder son téléphone, à prendre une photo, etc. et peut avoir lâché la main de son fils pendant quelques secondes seulement, ce qui peut suffire. L’enfant lui-même aurait pu être simplement curieux d’examiner autre chose entre la clôture et la fosse, et être tombé dedans par accident.

Quoi qu’il en soit, baser ses opinions sur de telles questions uniquement sur le point de vue officiellement accepté de la correction politique est dangereux, ignorant et très limitatif. Il faut connaître les faits pour pouvoir commencer à tirer des conclusions sur les événements. En l’état actuel des choses, la faute incombe en partie aux trois parties : le zoo, la mère et l’enfant.

En ce qui concerne les protestations sur la mort du gorille, je souhaite seulement rappeler aux gens que les gardiens du zoo ont dû prendre une décision très difficile. Oui, ils ont pris la vie d’un gorille. Oui, les gorilles sont une espèce menacée et cela n’est évidemment pas bon pour leur nombre. Cependant, il faut garder certaines choses à l’esprit :

  • Les gardiens du zoo ont pris une décision difficile en raison d’une urgence immédiate (la vie du garçon était en danger et sa mère leur aurait difficilement pardonné s’ils n’avaient rien fait)
  • Ils savaient qu’une fléchette tranquillisante mettrait trop longtemps à faire effet, éventuellement assez longtemps pour que le gorille continue à faire du mal à l’enfant et le tue peut-être
  • N’oubliez pas que ce gorille était une source de revenus importante pour le zoo, en tant que mâle ensemenceur et en tant qu’attraction, et qu’il est venu au zoo suite à un investissement important, de sorte que même d’un point de vue purement matérialiste, ce fut une décision difficile à prendre

Conclusion

En fin de compte, les questions que je pose au public sont les suivantes : quelle valeur accordez-vous à une vie humaine par rapport à la vie d’un gorille ? Est-il juste de sacrifier un garçon pour la sécurité d’un gorille ? Est-il juste de sacrifier un gorille pour la sécurité d’un garçon ? Une fois que le garçon était dans la fosse, y avait-il une autre approche garantie pour assurer la sécurité du gorille et du garçon ? Réagiriez-vous de la même manière si vous étiez dans la position de la mère ? dans la position des gardiens de zoo ? Auriez-vous agi différemment dans la position de la mère, sans le recul que nous avons évidemment maintenant ?

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